L'emballement du marché boursier turc peut-il se poursuivre ?
Malgré l'inflation galopante, l'incertitude politique et la faiblesse de la monnaie, le marché boursier turc a connu une année exceptionnelle. Pourquoi ?
Authors
Le marché boursier turc a fortement progressé cette année, distançant largement les autres marchés mondiaux. L'indice MSCI Turquie est en hausse de 62 % en dollars depuis le début de l'année, au 21 novembre 2022. Il s'agit d'une performance extraordinaire par rapport aux indices MSCI World et MSCI Emerging Market, qui sont respectivement en baisse de -17 % et -22 %. C'est d'autant plus extraordinaire que la livre turque s'est dépréciée de -29% par rapport au dollar sur cette période.
Le contraste entre les performances des marchés des actions et des devises illustre les risques macroéconomiques croissants en Turquie. La croissance du PIB réel est peut-être restée stable à 7,6 % en glissement annuel au troisième trimestre, mais d’autres données suggèrent qu'un ralentissement est en cours et que l'inflation globale atteint désormais 86 % en glissement annuel.
La forte performance de cette année est principalement due à des facteurs non fondamentaux.
Les bénéfices des entreprises sont menacés par la montée des risques économiques généraux. La combinaison d'une politique économique peu orthodoxe et d'une incertitude croissante à l'approche des élections générales de l'année prochaine laisse à penser que la trajectoire actuelle du marché semble insoutenable.
L'environnement politique favorise les mouvements du marché
La politique menée sous la direction du président Erdogan est loin d'être orthodoxe depuis un certain temps déjà. Le cadre actuel s'appuie effectivement sur un taux de change compétitif et des taux d'intérêt réels négatifs. Aux yeux du gouvernement, ces éléments contribueront à combler le déficit de la balance courante, à encourager les investissements directs étrangers et à maîtriser l'inflation.
Malheureusement, l'inflation est montée en flèche, exacerbée ces derniers mois par l'impact de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Les mesures officielles montrent que l'inflation globale, alimentée par la hausse des prix de l'énergie et des denrées alimentaires, a atteint près de 86 % en glissement annuel en octobre, contre environ 20 % il y a un an. Certains pensent que l'inflation réelle pourrait être encore plus élevée, et nos échanges avec les entreprises de la région vont dans ce sens. Une série de changements au sein de l'agence turque de statistiques (dont le renvoi du directeur adjoint il y a quelques jours) n'a pas vraiment renforcé la confiance dans les chiffres officiels.
Cette trajectoire est en contradiction avec l'objectif officiel d'inflation de 5 % +/-2 %, comme l'illustre le graphique ci-dessous. Au cours de l'année écoulée, la banque centrale a en fait assoupli sa politique plutôt que d'augmenter les taux. Malgré une inflation encore très élevée, elle a réduit ses taux de 3,5 % au total depuis août.
Ce n'est un secret pour personne : contrairement à ce qui est communément admis, le président Erdogan pense en effet que des taux d'intérêt plus élevés sont en fait une cause d'inflation. L'indépendance de la banque centrale a été compromise, et son refus de relever les taux d'intérêt face à la hausse de l'inflation a entraîné la faiblesse de la monnaie. Le graphique suivant illustre la mesure dans laquelle le taux directeur réel, c'est-à-dire le taux directeur moins l'inflation, est en territoire négatif. C'est significatif en termes absolus, mais encore plus si on le compare à d'autres marchés émergents.
La Turquie est un importateur net de pétrole et de gaz, et la hausse des prix a également creusé le déficit de la balance courante ; la valeur des biens et services importés est de plus en plus élevée par rapport à celle des biens et services exportés. Et l’affaiblissement de la livre et l’effondrement de la demande internationale pour les biens turcs n’ont pas aidé.
Sur une base glissante de 12 mois, le déficit des comptes courants représente maintenant 4,5 % du PIB. À l'approche de l'hiver, les recettes du tourisme vont diminuer et les importations d'énergie vont augmenter, ce qui accentuera la pression sur les comptes courants. Le financement du compte courant deviendra de plus en plus difficile et coûteux en raison de la hausse des taux d'intérêt mondiaux et de la diminution de l'appétit pour le risque des investisseurs internationaux. Le financement de la balance courante en 2022 a été opaque. Les erreurs et omissions nettes représentent désormais plus de 60 % du financement du déficit de la balance courante.
Compte tenu des rendements réels négatifs, de la faiblesse de la monnaie et de perspectives économiques de plus en plus difficiles, la confiance des investisseurs internationaux en la Turquie s'est émoussée. En conséquence, le gouvernement aurait cherché un soutien financier auprès de ses alliés du Moyen-Orient.
Quelles sont les conséquences de la politique actuelle ?
Le problème essentiel reste que l'inflation reste supérieure à l'objectif et s'accélère. Elle crée des tensions macroéconomiques plus larges.
Alors que la livre turque s'est dépréciée par rapport au dollar américain cette année, la banque centrale a utilisé ses réserves pour gérer cette faiblesse et celles-ci ont donc nettement diminué au cours du premier semestre de l'année. Cette tendance s'est maintenant complètement inversée, en raison de l'augmentation des réserves obligatoires des banques, mais aussi des investissements directs étrangers en provenance de Russie destinés à financer une centrale nucléaire qu'une filiale de la société russe Rosatom va construire. Les investisseurs doivent toutefois prêter attention aux réserves nettes de la banque centrale. Comme le souligne le graphique suivant, alors que les réserves brutes, or compris, dépassent 110 milliards de dollars, les réserves nettes sont négatives (- 60 milliards de dollars). La différence s’explique par la déduction des engagements liés aux swaps.
Face aux inquiétudes suscitées par la dépréciation de la monnaie, le gouvernement a pris une série de mesures non conventionnelles pour tenter de décourager les ménages et les entreprises de détenir des actifs étrangers. Il a incité les citoyens turcs à épargner via des comptes de dépôt à terme en livres en promettant une compensation lorsque la faiblesse de la devise nationale par rapport au dollar américain dépasse le taux d'intérêt local. Parallèlement, les exportateurs sont tenus de vendre à la banque centrale 40 % de leurs recettes en devises.
Le gouvernement a cherché à atténuer l'impact de la forte inflation sur la population par diverses mesures. Le salaire minimum a été augmenté de 50 % en janvier de cette année pour atteindre 4 250 livres par mois, avant d'être relevé de 30 % supplémentaires pour atteindre 5 500 livres début juillet, soit l'équivalent de 330 dollars.
Ces mesures peuvent apporter un certain soutien, mais ne sont pas suffisantes compte tenu du niveau d'inflation, qui continue d'augmenter. L'inflation des denrées alimentaires a atteint près de 100 % en octobre, et celle des coûts de transport est de 117 %. Malheureusement, cette situation conduit à une crise du coût de la vie au niveau national.
Pourquoi le risque politique augmente-t-il ?
La Turquie joue un rôle géopolitique important depuis l'invasion de l'Ukraine, en servant d'intermédiaire entre la Russie et l'Occident. Le pays possède un atout géographique clé grâce à son contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles. Ces voies maritimes constituent les seuls accès à la mer Noire, et la Turquie a utilisé une convention historique pour empêcher la Russie d'accroître sa flotte en mer Noire. Des drones fabriqués en Turquie ont été fournis à l'Ukraine, et la Turquie a critiqué l'annexion de provinces ukrainiennes.
Dans le même temps, le président Erdogan a entretenu de bonnes relations avec le président Poutine. Cela lui a permis de contribuer à la négociation d'un accord autorisant l'exportation de céréales à partir des ports ukrainiens. Erdogan est également resté opposé aux sanctions occidentales contre la Russie et a accepté de payer le pétrole et le gaz russes en roubles. En fait, la Turquie a vu ses échanges avec la Russie augmenter depuis le début de la guerre, et les liaisons aériennes avec Moscou ont été maintenues.
Cependant, des élections nationales sont imminentes. Les élections présidentielles et parlementaires sont prévues en juin de l'année prochaine et, bien que la route soit encore longue, l'opposition reste en tête des sondages d'opinion dans les deux cas. Et ce, malgré une légère hausse de la popularité d'Erdogan en raison de son rôle de premier plan dans la guerre russe en Ukraine.
Pourquoi le marché s'est-il si bien comporté cette année ?
Le principal moteur de la performance du marché cette année a été l'inflation nationale élevée. Les taux d'intérêt étant extrêmement négatifs et les rendements des emprunts d'État peu attractifs, les investisseurs locaux ont été contraints d'entrer sur le marché boursier national pour tenter de protéger leurs économies contre l'inflation galopante.
Si la performance du marché en devise locale n'a pas été une surprise pour nous en raison de l'environnement inflationniste élevé et du manque d'alternatives d'investissement pour les locaux, nous nous attendons à ce que la performance en dollars américains soit beaucoup plus faible. Compte tenu du rendement réel négatif, du manque de réserves de la banque centrale et du déficit élevé de la balance courante, nous nous attendons à ce que la livre subisse une pression croissante. Historiquement, une grande partie des gains du marché en livre turque a été compensée par la dépréciation de la monnaie.
Alors que les valorisations globales de l'indice MSCI Turquie étaient raisonnablement attractives il y a un an, elles ne se distinguent plus dans le contexte plus large des marchés émergents, comme le montre le prochain graphique, notamment en raison du contexte économique général. Le rendement des capitaux propres (ROE) a considérablement augmenté, mais il a été faussé par une inflation élevée. Les entreprises turques sont désormais tenues de publier des comptes corrigés de l'inflation, et nombre d'entre elles déclarent un ROE à un chiffre, dans la partie moyenne ou haute de la fourchette.
Les investisseurs étrangers n'ont fait que craindre davantage les implications à long terme des différentes mesures prises au niveau national et l'incertitude générale qu’elles ont créée. Le graphique ci-dessous montre que cette dynamique s'est accentuée au cours des 18 derniers mois et que la participation des investisseurs étrangers au marché des actions a continué de diminuer.
Quelles sont les perspectives de long terme ?
Pour les investisseurs étrangers, investir en Turquie présente plusieurs attraits à long terme. La démographie est favorable, avec une population relativement jeune et en pleine croissance de 85 millions de personnes, qui soutient les perspectives de croissance intérieure. Les exportations sont devenues de plus en plus importantes, et la Turquie est bien placée pour saisir les opportunités d'exportation sur les marchés en croissance du Moyen-Orient. En effet, nous trouvons en Turquie de nombreuses entreprises bien gérées.
Cependant, les perspectives macroéconomiques sont de plus en plus inquiétantes, avec un risque de baisse des bénéfices, et nous pourrions assister à un faiblesse accrue de la monnaie. En l'absence de changements politiques majeurs, ces problèmes ne peuvent que s'aggraver.
Pourquoi nous ne privilégions pas le marché turc
Nous avons gardé une opinion neutre sur la Turquie pendant un certain temps, en raison des préoccupations macroéconomiques et politiques.
Depuis le début de l'année, le marché a enregistré une forte hausse en dollars américains et a surperformé les marchés émergents dans leur ensemble. Comme nous l'avons expliqué, cette évolution est due à des facteurs non fondamentaux et la politique macroéconomique reste médiocre. Avec les élections parlementaires et présidentielles prévues l'année prochaine, l'incertitude politique devrait s'accroître, ajoutant aux fragilités macroéconomiques.
Dans ce contexte, la trajectoire du marché semble insoutenable, et nos perspectives sont devenues franchement négatives.
S’abonner à nos paroles d’experts
Visitez notre centre de préférences et choisissez les articles que vous souhaitez recevoir.
Réservé exclusivement aux investisseurs et aux conseillers professionnels.
Ce document exprime les opinions du gérant ou de l'équipe citée et ne représente pas nécessairement les opinions formulées ou reflétées dans d’autres supports de communication, présentations de stratégies ou de fonds de Schroders.
Ce document n’est destiné qu’à des fins d’information et ne constitue nullement une publication à caractère promotionnel. Il ne constitue pas une offre ou une sollicitation d’achat ou de vente d’un instrument financier quelconque. Il n’y a pas lieu de considérer le présent document comme contenant des recommandations en matière comptable, juridique ou fiscale, ou d’investissements. Schroders considère que les informations contenues dans ce document sont fiables, mais n’en garantit ni l’exhaustivité ni l’exactitude. Nous déclinons toute responsabilité pour toute opinion erronée ou pour toute appréciation erronée des faits. Aucun investissement et/ou aucune décision d’ordre stratégique ne doit se fonder sur les opinions et les informations contenues dans ce document.
Les performances passées ne sont pas un indicateur fiable des performances futures. Les cours des actions ainsi que le revenu qui en découle peuvent évoluer à la baisse comme à la hausse et les investisseurs peuvent ne pas récupérer le montant qu’ils ont investi.
Les prévisions contenues dans le présent document résultent de modèles statistiques, fondés sur un certain nombre d'hypothèses.
Elles sont soumises à un degré élevé d'incertitude concernant l'évolution de certains facteurs économiques et de marché susceptibles d'affecter la performance future réelle. Les prévisions sont fournies à titre d'information à la date d'aujourd'hui. Nos hypothèses peuvent changer sensiblement au gré de l'évolution possible des hypothèses sous-jacentes notamment, entre autres, l'évolution des conditions économiques et de marché. Nous ne sommes tenus à l'obligation de vous communiquer des mises à jour ou des modifications de ces prévisions au fur et à mesure de l'évolution des conditions économiques, des marchés, de nos modèles ou d'autres facteurs.
Ce document est produit par Schroder Investment Management (Europe) S.A., succursale française, 1, rue Euler, 75008 Paris, France.
Authors
Thèmes